Le Pixel Blanc

Le Pixel Blanc – The White Pixel

Antoine Schmitt 1996

Ordinateur, pixel blanc, algorithme de comportement. Non interactif.

Installation, conçue pour être videoprojetée sur un mur, ou montrée sur écran, dans un cadre d’exposition (en ligne ou hors ligne). La durée est infinie, il n’y a pas de fin.

Créé en 1996, au sein de la série Jalons 8/96.
Retravaillé en plusieurs versions jusqu’à 2000.
Exposé pour la première fois dans l’exposition Ouverture 3, au Château de Bionnay en juillet 1998.
En téléchargement sur le site de teleferique, en version autonome depuis 1999.

Un pixel blanc erre sans fin dans un espace rectangulaire, en laissant des traces qui s’effacent. Ses mouvements sont lents, avec des accélérations brusques. Il ne dessine rien, il bouge. Son mode d’être, sa manière de bouger résultent du fonctionnement, devant nous, de l’algorithme sous-jacent, modélisé d’après une interprétation personnelle du modèle freudien Conscient/Inconscient. La qualité de son mouvement tend à nous interroger sur la cause de son mouvement. Nous sommes en présence d’une présence artificielle minimale, ancrée dans le temps présent. On le suit des yeux.

La première version du Pixel Blanc date de 1996, c’est une de mes premières pièces, et à ce jour peut-être la plus forte. Il y a eu plusieurs versions du Pixel Blanc, selon les ordinateurs sur lesquel je le montrais, ou selon les conditions d’exposition, mais le principe et la forme en sont restés les mêmes.

En travaillant sur l’idée d’utiliser l’ordinateur comme medium de création, j’en suis venu à me dire que la caractéristique fondamentale des ordinateurs étaient leur capacité de faire fonctionner des processus. C’est à ce moment que j’ai décidé de me concentrer sur les algorithmes comme matière artistique. Les algorithmes décrivent les processus et l’ordinateur les fait fonctionner. J’avais là une nouvelle matière très riche, et très neuve à la fois.

Par ailleurs, et cela allait dans le même sens, j’éprouvais une grande méfiance envers le pouvoir des images. Il me semblait que travailler à la fois sur une image et sur un processus allait en quelque sorte cacher le travail sur le processus. Et en même temps, ce pouvoir de l’image m’intriguait.

J’ai donc décidé, d’une manière éidétique grèque, d’opposer essence et apparence, et de considérer l’image comme l’apparence de quelque chose de plus primordial, de quelque chose qui serait la cause de l’image. J’ai voulu faire quelque chose qui n’apparaissait quasiment pas, mais qui soit quand même “là”. Quelque chose d’extrèmement minimal, mais néanmoins non-inoffensif.

J’ai donc choisi l’image la plus petite qui soit, c’est à dire, pour un ordinateur, le pixel. Et je l’ai voulu sans information autre que lui-même, c’est à dire blanc. J’arrivais donc à un pixel blanc qui bouge. Je lui ai donné une trace pour pallier aux déficiences de la perception humaine: sans cette trace, on ne le voit pas bouger. Cette trace dure un certain temps puis s’efface.

Il me restait à le rendre “apparence” de quelque chose qui soit là, qui “soit”. Et ceci non pas en considérant le pixel comme image, mais comme effet d’une cause plus profonde.

J’en suis arrivé à considérer le mouvement. J’ai commencé par créer un mouvement aléatoire, mais je sentais que quoi que je fasse, cet aléatoire manquait de forme. Il n’avait pas de présence. J’ai cherché ce qui donnait une forme à l’aléatoire. Je me suis dit que dans la Nature, certains mouvements ont l’air aléatoires mais ne le sont qu’en apparence. Si on les regarde assez longtemps, on leur trouve une qualité bien particulière: ils deviennent intrigants. Je me suis demandé quelle était la différence entre entre un mouvement et un drôle de mouvement, entre le mouvement d’un nuage et celui d’un animal. Et c’est comme cela que j’ai fait un saut très important dans mon travail artistique : j’ai pensé à ce qui donne une forme aux mouvements des objets très spéciaux que sont les êtres (humains et autres). Je me suis dit qu’il fallait que je cherche dans cette direction. Donc en partant du mouvement, j’ai remonté plus loin la chaîne causale, du mouvement vers le comportement, et du comportement à la cause du comportement, à l’être, en quelque sorte. C’est ce que j’en suis venu à appeler le point de vue de la créature.

Je m’étais déjà depuis longtemps intéressé à diverses théories (humaines) de l’être: philosophie, psychologie, psychanalyse, neurologie, etc.. Pour le Pixel Blanc, j’ai choisi celle qui m’était le plus proche à ce moment, c’est à dire la théorie freudienne de la psyché humaine. Freud a introduit deux manières de voir, ce qu’il appelle “topiques”, toutes deux constituées de trois instances dynamiques complémentaires et conflictuelles. La première topique est constituée du Ca, du Moi et du Surmoi, la deuxième du Conscient, du Préconscient et de l’Inconscient. Dans certains travaux, on inclue parfois le Préconscient dans l’Inconscient.

J’ai choisi la deuxième topique sous sa forme simplifiée comme base de travail. Il va sans dire que je n’ai pas cherché à reproduire une psyché humaine, mais uniquement à construire à l’aide d’un algorithme, un équilibre entre deux processus qui soit analogue, de mon point de vue, à celui existant entre les deux instances de Freud: le conscient et l’inconscient. Je me suis librement inspiré de cette topique, et par analogie structurelle et fonctionnelle, j’ai construit ce qu’on appelle un modèle informatique, que j’ai écrit sous la forme d’une algorithme que j’ai ensuite simulé sur un ordinateur.

J’ai donc séparé le programme en deux processus: l’un, correspondant à l’inconscient, et l’autre au conscient. La relation entre les deux processus est la suivante: des désirs sont émis par le premier, qui sont reçus par le second, qui lui-même tente de les satisfaire dans un monde extérieur. On voit que mon modèle est une simplification drastique de la deuxième topique: par exemple, le processus “conscient” n’a aucun effet sur le processus “inconscient”.

Le pixel lui-même n’étant qu’un point dans un écran rectangulaire plan, n’ayant pas de mémoire, ses désirs ne peuvent être que relatifs à cette incarnation, c’est à dire “être quelque part”. Les désirs émis par l’inconscient prennent donc cette forme: je veux être en haut à gauche, je veux être dans le quart inférieur droit près du centre. Pour être précis, les désirs prennent la forme des coordonnées du point où le pixel veut être, soit deux nombres entiers.

Tout comme pour nous, êtres humains, les désirs ne sont pas questionnés, c’est à dire que lorsque nous éprouvons un désir, nous ne le considérons pas comme étranger à nous, au contraire, nous considérons que cela fait partie de “nous”, et même, nous considérons parfois que c’est l’essence intime de nous-même, ce qui nous permets de dire “je”: “je veux”. Et pourtant, nous ne savons pas vraiment d’où il vient. Il pourrait à la limite venir de quelque chose d’extérieur à nous, sans que nous le sachions. Et en quelque sorte, il vient de l’extérieur, car selon Freud, il vient de l’Inconscient, qui par définition est inconnaissable. Selon Freud donc, et nous sentons bien que ceci n’est pas infondé, la source de notre être intime est une chose qui fait partie de nous, mais qui nous reste inconnue. Et pourtant nous acceptons tous les désirs qui en émanent, et nous les faisons notres.

De la même manière, dans le Pixel Blanc, le processus correspondant au conscient reçoit des désirs venant d’une autre partie du programme qui lui est totalement inconnue, et il tente immédiatement de les satisfaire, car il est programmé comme cela. Comme j’ai plongé le pixel dans un univers physique, c’est à dire une simulation informatique de lois physiques telles que l’inertie, le frottement, les turbulences (le vent, aléatoire), le pixel ne peux pas aller directement d’un point à un autre: il doit pousser. Il pousse donc dans la direction de son désir, mais comme il a une masse, il va trop loin, il pousse donc dans l’autre sens, et comme il y a du vent, il rate son objectif, et ainsi de suite. Il a aussi des problèmes de coordination: il a des petites impulsions de mouvement, aléatoires et incontrôlées, dans une direction quelconque, qu’il essaye de corriger ensuite. L’ensemble de ces conditions physiques semi-aléatoires donnent ce caractère désordonné aux mouvements du pixel, sans lesquelles il irait tout simplement en ligne droite d’un objectif à un autre.

Finalement, il restait à définir a structure du processus correspondant à l’insconscient. Sachant que chez l’être humain, le fonctionnement de l’inconscient est inconnaissable du conscient, à la limite et de manière très théorique, le fonctionnement de l’inconscient pourrait être absolument quelconque, et même être plus ou moins aléatoire, le conscient ne s’en rendrait pas compte. Notons que Freud ne serait pas d’accord avec ce point de vue, il attribue même une structure très logique à l’inconscient humain. C’est ce que j’ai néanmoins fait pour le Pixel Blanc: le programme correspondant à l’inconscient contient une base aléatoire, c’est à dire qu’il génère des désirs choisis au hasard, à des instants choisis au hasard. Ces deux aléatoires sont travaillés, c’est à dire qu’ils ont des règles que je leur ait donnés: ils sont aléatoires dans une certaine marge. Mais ils sont aléatoires. Et ceci n’enlève rien au principe, car d’une part il ne s’agit pas de modéliser une réelle psyché humaine, et d’autre part, vu du processus “conscient”, cela revient au même que le fonctionnement de le processus “inconscient” soit aléatoire ou pas.

Le Pixel Blanc est donc constitué d’un processus semi-aléatoire, qui génère des désirs, qui sont acceptés par un processus totalement déterministe, lui-même plongé dans un univers de lois physiques dont certaines sont aléatoires. Pour revenir à mon mouvement aléatoire initial, on peut dire que d’une certaine manière, j’ai repoussé l’aléatoire d’un coté à un niveau profond de la chaine causale (le processus inconscient) et de l’autre coté dans le monde extérieur, la couche intermédiaire étant totalement déterministe.

Tous ces processus dépendent de nombreux paramètres (fréquence des désirs, coeficient de frottement, force de la poussée, amplitude des mouvements involontaires, et de nombreux autres). Au fur et à mesure de la construction du Pixel Blanc, j’ai réglé ces paramètres, de manière de plus en plus précises, de manière à obtenir au bout du compte un mouvement, et plus qu’un mouvement, un comportement, un mode d’être qui me plaise, qui corresponde à cette forme de présence que je cherchais depuis le début. Quelque chose qui retienne l’attention, qu’on suive des yeux. Quelque chose qui renvoie à ce qu’il y a derrière. Au processus incarné. Quelque chose de non-inoffensif.

Lorsqu’on voit le Pixel Blanc pour la première fois, on voit un dessin. Je pense qu’ensuite on ne voit plus le dessin, mais on voit l’acte de dessiner. On voit cette chose qui dessine. Et finalement on voit cette chose qui bouge. On voit le mouvement du pixel, on voit la forme de ses mouvement. On les anticipe, on les suit des yeux. On voit une intention, on voit une forme d’être. Au delà du dessin, de la trace éphémère, c’est cela que je voudrais que l’on voie dans le Pixel Blanc.

Je pense que le Pixel Blanc est accessible sans connaître son fonctionnement. La connaissance du “comment” et du “pourquoi”, explicité dans cette page, lui apporte une dimension supplémentaire, mais “il fonctionne”, au sens artistique du mot, tel quel. Et c’est ce qui, je pense, lui donne sa force.

Il est à noter que le Pixel Blanc fonctionne pendant qu’on le regarde. La simulation informatique des processus que j’ai décrits fonctionne dans l’ordinateur dans l’espace d’exposition (ou sur votre ordinateur si vous le regardez sur Internet). Rien n’est pré-enregistré, tout se passe en temps réel, ici et maintenant, dans le même temps que celui du spectateur. Ceci, à mes yeux constitue la caractéristique fondamentale de l’ordinateur comme médium de création, qui lui confère une richesse neuve et radicalement différente de celle des autres médiums.

Antoine Schmitt – Septembre 2000

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